by eric/ mars 18. 2016/ 0 Comments/ Interviews

1 – Le printemps grec

« Les îles grecques d’accord, mais hors saison touristique ! s’était exclamé mon ami Giorgios Papadiamantis alors que je lui faisais part d’un vague projet de voyage dans les Cyclades. Si tu vas à Mykonos en juillet ou en août, tu ne croiseras que des Allemands obèses déguisés en glaces vanille-fraise : rouges sur les parties exposées au soleil, blancs ailleurs. Comme les ruelles sont étroites, tu devras reculer pour laisser manœuvrer ces mastodontes. Or, reculer à Mykonos est imprudent, tout le monde sait ça ». Giorgios était mon voisin de palier à Chambéry. J’avais fait sa connaissance lors de son emménagement, occasion où nous avions trinqué d’un coup de vin blanc. Il avait une imagination merveilleusement baroque. Avec lui, tout prenait un tour absurde et enchanteur. Comme je le regardais d’un air perplexe, il avait ajouté, avec une légère pointe d’accent, mais dans un français impeccable : « En haute saison, les îles se conforment aux goûts et aux habitudes des touristes qui les visitent. Réfléchis deux minutes : tu as vraiment envie d’aller dans les Cyclades pour y manger de la choucroute en terrasse par 40° à l’ombre? ». Dis comme ça, évidemment. J’ai immédiatement rappelé mon agence voyage pour modifier mes billets.

Mon sac de voyage ne contenait que le strict nécessaire : le Guide du Routard, un flacon d’huile solaire et un slip de bain. En me posant sur le minuscule aéroport de l’île, à trois heures du matin, j’ai éprouvé un choc de bonheur difficile à traduire en mots. L’air tiède était parfumé d’une délicate odeur, mi-chèvrefeuille, mi-jasmin, avec un contrepoint poivré et iodé. J’avais quitté une France froide et pluvieuse pour plonger sans transition dans le printemps embaumé des Cyclades. Ici, tout fleurissait avec une exubérance que je n’aurais pas cru possible sur d’aussi arides collines. Dans le taxi qui me conduisait vers mon hôtel, j’ai baissé la vitre pour continuer de respirer le vent parfumé de la nuit, frémissant de la truffe comme Argos, le chien d’Ulysse, au retour de son maître bien aimé.

Je n’étais pas venu en Grèce pour y chercher l’inspiration, à laquelle je ne crois guère, sans doute parce qu’elle ne m’a jamais visité. Etant d’un naturel contemplatif (le synonyme élégant de fainéant), je n’avais d’autre programme que de flâner dans les villages, de goûter la cuisine locale et de me baigner dans des criques désertes. Chaque soir, je m’installais en terrasse sur le port pour y savourer un ouzo bien frais. C’est précisément à la terrasse de chez Kosta que j’ai rencontré l’extraordinaire duo.

J’avais déjà bu deux verres de cette anisette grecque aux effets dévastateurs – sorte d’absinthe déguisée en pastis qui vous fige les joues en gelée de coing – et je tentais d’engager la conversation en anglais avec une Italienne assise à la table voisine, lorsque tout à coup, un garçon âgé d’une douzaine d’années est venu se planter devant moi. Il portait une chemise blanche dont il avait retroussé les manches sur ses avant-bras hâlés. Son pantalon usé jusqu’à la corde s’effilochait sur ses pieds nus. Il avait un visage mince de jeune corsaire. Ses yeux noirs brillaient d’une malice frondeuse. Quant à sa tignasse, dont une boucle épaisse retombait sur son front, c’était la plus embrouillée que j’ai vue de ma vie.

Comme il ne parlait que le grec, j’ai renoncé à lui demander ce qu’il voulait. Je n’en ai d’ailleurs pas eu le temps, puisque tout à coup, il a sifflé entre ses doigts, faisant sursauter les touristes assis aux tables voisines. D’une terrasse, s’est envolé un pélican qui est venu se poser devant moi. Pile dans l’axe de mon regard, à moins d’un mètre. J’avoue avec honte que j’en ai avalé mon ouzo de travers. Les pélicans blancs sont vraiment de très gros oiseaux.

Le spécimen qui me toisait était un monstre d’un mètre soixante de haut, aux yeux en boutons de bottines, au bec arc-en-ciel prolongé d’un crochet rouge sang et aux larges pattes palmées pourvues de griffes. Je m’apprêtais à empoigner la carafe pour me défendre, lorsque sur un ordre de son maître, il écarta les ailes. Titubant comme un ivrogne, il s’avança entre les tables pour y dérober des paquets de cigarettes et des briquets qu’il mit dans la drôle de poche pendouillant sous son bec. Les touristes poussaient des cris d’enthousiasme et le mitraillaient. Le cabotin, qui se prénommait Petros, prenait la pose, ravi de son petit succès.

J’étais totalement interloqué par ce retournement de situation. Le monstre ne songeait ni à m’ouvrir la gorge d’un coup de bec, ni à me crever les yeux, ni à me lacérer le visage avec ses palmes. Tout au contraire, il s’est dandiné jusqu’à moi d’une démarche pataude pour me pincer tendrement le bras en signe d’amitié. Son maître a aussitôt aboyé un ordre sec. Le pélican a écarté les ailes, courut trois pas et bondi vers la nue. Tout en lâchant une poignée de piécettes tintinnabulantes dans la casquette de l’oiseleur, je me suis dit que je tenais les deux héros de mon prochain roman.

2 – L’écriture du roman

Le soir même de ma rencontre avec Petros et son maître, j’ai jeté quelques notes dans mon carnet de voyage. En les relisant, j’ai été consterné par leur platitude. Au fond, j’ignorais tout de ce garçon et de son pélican. Où l’avait-il eu ? Comment l’avait-il dressé ? Ça mangeait quoi, ces bestioles ? Est-ce que ça dormait couché ou debout sur une patte ? J’avais sérieusement besoin de creuser mon sujet. Dès le lendemain, je suis retourné chez Kosta pour y interroger les habitués. Questionné sur l’alimentation du pélican, le serveur me répondit que ça mangeait des pistaches, des olives noires et des mégots à la terrasse du kafenion ». Le patron ajouta que parfois, Petros lui volait un poisson en cuisine, et qu’il lui réservait systématiquement les têtes de sardines, son régal. Comme je lui demandais si on allait revoir le duo bientôt, il me répondit que « peut-être oui, peut-être non, ça dépend du vieux ». Le garçon travaillait pour son père, un pêcheur qui vivait à quelques kilomètres du village, dans une maison isolée en bord de mer. « C’est un homme terrible, surtout depuis qu’il a perdu sa femme. Le petit ne rigole pas tous les jours, je peux vous l’assurer ». Ces quelques mots éveillèrent en moi un jeu d’échos infinis. J’imaginais un veuf bourru et mutique à la barbe diamantée de cristaux de sel, son fils meurtri, le contraste entre leur détresse intérieure et le décor en apparence idyllique où ils vivaient, et au milieu de tout cela, un splendide pélican blanc fleurissant comme une orchidée. Tous les soirs jusqu’à mon départ, je suis retourné prendre l’apéritif chez Kosta dans l’espoir de revoir Petros et son maître, mais en vain. Faute de pouvoir interroger le garçon pour ancrer mon récit sur des évènements réels, j’ai imaginé une intrigue aussi vraisemblable que possible, composant la trame du roman assis à la petite terrasse où j’avais aperçu le duo pour la première fois, entre une poignée de pistaches et un verre d’ouzo laiteux.

A mon retour en France, je me suis plongé dans la rédaction proprement dite, respirant le jasmin des îles dans mon studio savoyard et questionnant Giorgios sur le mode de vie grec pour ne pas trop écrire trop de bêtises. Quatre mois plus tard, je rassemblais une centaine de pages qui composaient le manuscrit original du roman. Il manquait un titre. Par commodité, j’avais appelé mon pélican Petros, mais ça ne me satisfaisait guère. Songeant à L’Apologie de Socrate, que j’avais étudiée au collège en classe de latin, et au « fils de Théozotidès et frère de Théodote », j’ai inscrit sur la page de garde en grosses lettres noires : Nicostratos.

3 – La rencontre avec Olivier Horlait

Nicostratos obtint plusieurs prix et me valut d’être invité dans de nombreux collèges. Quand on écrit pour la jeunesse, on a cette chance de rencontrer son public. Les professeurs de français étudiaient le roman avec leurs élèves, puis je venais répondre à leurs questions. Comme on me croyait ornithologue, on m’interrogeait sur le mode de vie des pélicans, leurs particularités anatomiques, la manière de les dresser. Je répondais avec d’autant plus d’aplomb que j’ignorais tout de ces questions. Au mois de septembre 2008, je reçus un surprenant appel d’un monsieur dont la voix de basse fit résonner l’écouteur de mon portable.

-Je m’appelle Olivier Horlait. Je suis réalisateur. J’ai eu votre numéro par Guénolé Dupart, des Editions Magnard. Je voulais vous dire que j’aime beaucoup votre roman Nicostratos, et que j’ai l’intention de l’adapter à l’écran.

J’étais si stupéfait par cette entrée en matière que je répliquai stupidement :

-Qu’entendez-vous au juste par « l’adapter à l’écran » ?

Il y eut un blanc à l’autre bout de la ligne. Le monsieur venait de comprendre qu’il avait affaire à un demeuré mental.

-Je veux en faire un film, expliqua-t-il avec tact. Vous savez, ces grandes images animées qu’on projette sur des écrans dans les salles obscures. Vous n’avez jamais entendu parler de l’invention des Frères Lumière ?

Dès le lendemain, Olivier me rappela pour me confier son intention d’engager un scénariste.

-Je suis un homme d’image. J’ai une idée très précise du film que je souhaite réaliser. Mais le mettre en mots, ça n’est pas mon métier, j’en suis incapable…

-Est-ce que je ne pourrais pas co-écrire le scénario avec vous ? répliquai-je avant même d’avoir réfléchi à ce que je disais. Je fais des dialogues dans mes livres, et j’ai été scénariste de bandes dessinées. Ça m’intéresserait beaucoup, de participer au projet.

Moue parfaitement audible bien qu’on fut au téléphone.

-L’écriture cinématographique, c’est particulier, vous savez. Je doute que…

-Laissez-moi essayer ! suppliai-je, inquiet à l’idée d’être dépossédé de mon roman. Si ça ne vous plait pas, vous me le direz en toute franchise et on en restera là.

Le soir même, je rédigeai fébrilement les dialogues d’une première scène, que j’adressai à Olivier par mail. Il me rappela le lendemain matin de très bonne heure, et je dus éloigner mon portable de mon oreille car au réveil, sa voix flirtait carrément avec le registre des infrasons. Je devais remarquer plus tard que tout s’arrangeait après une première tasse de café.

-J’ai lu votre scène. C’est trop bavard, trop littéraire, et pas du tout cinématographique…

Ça commençait bien. Mais au moins, j’étais fixé.

-Cependant, il y a deux répliques très réussies, ajouta-t-il avec une brusque rupture de ton. Et ça, c’est prometteur ! Je pense que nous pouvons tenter de collaborer. Dans un premier temps, il faut qu’on se rencontre car je ne peux pas travailler avec un inconnu. Où habitez-vous ? »

Quand je vis ce quinquagénaire longiligne au visage bronzé franchir d’un pas vif les portes automatiques de la gare de Chambéry, je sus immédiatement qu’il s’agissait d’Olivier Horlait. Nos regards se croisèrent et il obliqua dans ma direction. Son visage respirait la malice.

-Eric Boisset, je suppose ? Enchanté, Olivier Horlait.

L’œil bleu pervenche pétillait d’ironie, contrastant avec son ton posé au téléphone. Pas de doute, j’avais affaire à un coquin. Après de rapides présentations, je lui tendis un casque en lui demandant s’il n’avait pas peur à moto. Nous remontâmes vers mon village sur ma vieille Moto Guzzi 750, à travers les ocelles d’or qui filtraient du sous-bois. Olivier semblait très à l’aise sur le biplace, la baguette de pain posée en travers des genoux. Très vite, nous mîmes au point notre méthode de travail. Il me racontait les scènes telles qu’il les voyait, je tentais un premier jet accueilli par une moue dubitative, puis un second (sanctionné d’une moue tout aussi peu convaincue), un troisième (moue un peu moins désapprobatrice)… jusqu’à ce qu’enfin nous soyons d’accords, ce qui finissait invariablement par se produire, parfois après vingt versions d’une même scène (grand sourire : « Tu n’es pas si nul que ça, finalement ! »).

Le travail se poursuivit durant plus d’un an, par téléphone et à l’occasion de séjours chez Olivier à Paris ou chez moi dans le massif des Bauges. Nous nous appelions presque tous les jours, parfois même le dimanche à midi, au grand scandale de nos familles respectives pieusement rassemblées autour du gigot.

En parallèle, Olivier s’occupait de démarcher des producteurs. Il rencontra rapidement un géant au crâne tondu, expert en arts martiaux, dont le visage parfaitement rond avait quelque chose de bonhomme et qui possédait une solide expérience dans la chaîne de production : Alain Grangérard. Séduit par le projet, Alain entreprit d’acheter les droits d’adaptation cinématographique du roman. La négociation fut longue et difficile. Mais cet adepte de la méditation zen savait que « tout fléchit devant la force tranquille de l’adepte ». Un matin, il se présenta dans le bureau d’Isabelle Magnard, mon éditrice et s’assit en position du lotus sur la moquette. Il posa ses mains sur ses genoux, paumes tournées vers le plafond, en disant :

-Je ne bougerais pas d’ici avant que nous soyons parvenus à un accord.

Trois heures plus tard, il repartait avec quelques courbatures et une ébauche de contrat.

La quête de partenaires financiers commença. Studio 37, notre principal investisseur, exigeait une vedette de renommée internationale dans le rôle de Démosthène. Plusieurs acteurs furent successivement pressentis et approchés, mais aucun ne convenait véritablement. Olivier eut l’idée d’Emir Kusturica après l’avoir vu dans Farewell, où son humanité illuminait l’écran. Sitôt sorti de la salle, il appela Alain, le sommant de se ruer à la séance suivante. Ce fut le satori zen tant recherché par notre producteur, qui sortit transcendé de la projection !

-Je viens d’avoir l’avocat d’Emir Kusturica au téléphone, dit-il à Olivier le soir même. Emir préside le festival du film de Marrakech. Le mieux, c’est qu’on lui apporte le scénario là-bas.

-Où ça ? Au Maroc ?

-Oui, on décolle demain matin à sept heures. Rendez-vous à Roissy.

Olivier eut tout juste le temps de boucler sa valise sur un exemplaire du scénario.

Comme les deux compères n’avaient aucune recommandation particulière, et encore moins de rendez-vous, ils se postèrent dans le hall de l’hôtel où Emir Kusturica était descendu. Tapis derrière des plantes vertes, ils le guettèrent à tour de rôle. Après un affût de plusieurs heures, ils virent enfin une nuée de journalistes franchir la porte à tambour. Emir venait de faire son apparition, tel un cerf traqué par la meute. Pour l’approcher, Grandgérard fendit la foule en distribuant des calottes et en plaçant d’adroites clefs de bras. Emir parut ébranlé par la détermination de ces deux Français avides de lui présenter leur projet. Il les invita à venir boire un thé à la menthe dans sa chambre. Après qu’on lui eut résumé l’intrigue, et parlé notamment des rapports entre Yannis et son pélican, il déclara d’un ton calme mâtiné d’accent serbe :

-C’est un histoîrrre très intérrêrssant. Je lîrrai et je vous ferrai connaîtrrre ma décision.

Quelques jours plus tard, l’avocat d’Emir Kusturica priait Alain de lui faire parvenir un contrat. Les bouchons de champagne sautèrent en Savoie et à Paris. Pour justifier l’accent serbe de Démosthène, nous dûmes procéder à quelques ajustements dans la structure du scénario, trois fois rien.

4 – Thalassa

Je déjeunais avec perplexité d’une assiette de graines germées agrémentées de fleurs comestibles et d’une part de quiche à la châtaigne dans un restaurant bio appelé Bar à Thym, lorsque mon téléphone vibra sur la table en faisant trembler le pot de gomasio.

-Bonjour, articula une voix inconnue. Antoine Mora, à l’appareil. Je suis grand reporter pour Thalassa. J’ai eu votre numéro par Olivier Horlait. Nous aimerions consacrer un sujet au tournage de Nicostratos dans les Cyclades. Pouvez-vous m’accorder quelques instants ?

Je me précipitais hors du restaurant, poursuivi par le patron qui criait à la grivèlerie. Debout sous un figuier ombrageant la cour, j’eus avec Antoine une conversation particulièrement captivante. Il cherchait un fil conducteur pour son sujet. Après que je lui eus raconté la genèse du livre, il marqua un temps de silence méditatif.

-Ce qui serait formidable, dit-il, ce serait de partir dans les Cyclades à la recherche de ce pélican et de ce jeune garçon.

-Ça risque d’être compliqué, répliquai-je. C’était il y a douze ans ! Le pélican ne doit plus être très frais. A mon avis, on l’a empaillé et il trône sur le bar chez Kosta. Quant au jeune garçon, il doit être gangster à New York, ou débardeur sur le port du Pirée.

-Peu importe, la quête serait palpitante ! Un écrivain qui va d’île en île à la recherche d’une chimère…

Je crus avoir mal compris.

-Comment ça, un écrivain qui va d’île en île ? Vous n’avez tout de même pas l’intention de…

-De vous embarquer avec nous ? Bien sûr que si ! On sera une équipe légère : caméraman, ingénieur du son, interprète. Plus moi pour vous embêter avec mes questions.

En descendant du ferry à Naxos, je n’imaginais pas que l’équipe Thalassa serait déjà au travail. Le caméraman me confondit avec un autre touriste, dont il suivit la progression tout le long du quai. Soudain, je vis accourir vers moi une dame en jupe noire et claquettes, dont le meltem ébouriffait la chevelure, et qui s’écria : « On vous a raté ! Repartez vers le ferry et revenez vers nous, pas trop vite, et sans vous mettre les doigts dans le nez, merci. »

C’était Effy, l’interprète grecque de Thalassa.

Je fis connaissance avec le reste de l’équipe. Albert, l’ingénieur du son qui enregistrait parfois un eucalyptus (l’arbre !) ou un fromage de chèvre (frais ou sec, selon le cas), Christophe, le caméraman nonchalant, qui laissait parfois sa caméra à 70 000 euros posé à même le sol dans les ruelle pour aller acheter une pita et Antoine, le journaliste fan de Kusturika et de jazz underground. Durant une semaine, nous écumâmes les Cyclades à la recherche des personnages de mon roman. Papa Kosmas m’avait été inspiré par un prêtre orthodoxe croisé à Naxos. Nous retrouvâmes sa famille dans le village de Moni. La Pâque grecque venait d’être célébrée, il y avait des dessins multicolores à même le sol dans les ruelles. On nous offrit des œufs teints en rouges que nous brisâmes sur nos crânes au son de « Christos Anesti » : Christ est ressuscité ! Un chien leva la patte sur la caméra de Christophe tandis qu’il savourait un verre de raki.

Nous ne pûmes retrouver le jeune garçon qui m’avait inspiré le personnage de Yannis, mais à Mykonos, le patron de chez Kosta en personne raconta devant la caméra l’histoire de Petros et de son jeune maître. C’était assez étrange de voir les gens de l’équipe Thalassa recueillis comme les rois mages autour de ce Jésus grec rondouillard au crâne bronzé, qui assis en terrasse, ressuscitait à grand renfort de gestes le spectacle auquel j’avais assisté douze ans plus tôt. Sur le ferry qui me conduisait à Milos, j’étais particulièrement fébrile à l’idée d’assister bientôt au tournage de Nicostratos.

5 – Apprenti comédien

Au mois d’avril 2010, la péninsule grecque fut secouée par une crise sociale sans précédent. Les rues d’Athènes étaient le théâtre d’affrontements Illiadesques entre manifestants et force de l’ordre. La bataille des Thermopyles ne fut que dispute de patronage à comparaison de ces échauffourées. Les grèves de ferrys compliquèrent la tache des équipes techniques, qui restaient parfois à quai durant plusieurs jours. Le retard s’accumulait, le budget s’alourdissait et Alain Grandgérard maigrissait à vue d’œil. Au plus fort des émeutes, alors que plusieurs scènes devaient être tournées dans l’enceinte d’un monastère, une loi fut promulguée pour interdire les tournages dans les lieux saints ! Philipe Gauthier, le producteur exécutif, arpentait l’île dans son 4X4 de location en invectivant les Dieux de l’Olympe. Assis à l’ombre d’un figuier, Alain Grandgérad tapait fébrilement sur sa calculette, le visage ruisselant de sueur. Un matin, on me cueillit à mon hôtel pour me conduire sur le décor de la maison de Yannis. Trois quarts d’heure de pistes caillouteuses le long de falaises que bordait la mer Egée pareille à une dalle de marbre unie et lisse. Sous les panneaux routiers, je remarquai avec émotion des pancartes indiquant « Nicostratos shooting ». Les premiers camions techniques apparurent à deux cents mètres du décor. Puis, le chapiteau de la cantine émergea entre les cyprès. Je fus sidéré de découvrir, au bout d’un sentier de chèvres bordé de touffes de thym, la « petite maison de pêcheur au toit plat destiné à recueillir les eaux de pluie » que j’avais imaginé dans le livre. Elle était conforme en tous points à mes rêves, et même plus réussie. J’imaginais qu’elle avait deux cents ans au bas mot, mais en tapant sur le mur, j’entendis un son creux : c’était un décor de plâtre et de bois.

Assister à un tournage est une expérience à la fois captivante et déconcertante. Du matin au soir, des assistants courent en tous sens (« un assistant assis est un assistant fini » dit un adage du métier). L’un balaye la plage pour effacer les traces de pas sur le sable entre deux prises, l’autre démonte le carburateur d’un antique triporteur, un troisième dépolit au papier de verre une marque bleue sur une caisse de poisson pour lui donner la patine antique. Debout sur le toit d’un décor, un quatrième attend le « top » pour introduire le bec d’un arrosoir dans un tuyau qui alimente le robinet de la cuisine où Emir Kusturica en personne (et en vieux tricot de corps taché) fait la vaisselle. Soudain, la voix du premier assistant s’élève. « Silence, please… » Le silence se fait instantanément sur le plateau. « Moteur… Action ! » Soixante-dix personnes, le souffle suspendu, observent avec émotion deux acteurs éclairés par de simples panneaux de polystyrène réfléchissant, qui murmurent leur réplique. Toute la « sorcellerie cinématographique » réside dans cet instant de parfaite communion.

Un matin, Olivier m’aborda en me disant :

-Récite-moi le texte du touriste pingre, pour voir.

C’était une scène dont je connaissais les dialogues par cœur, et pour cause. Je m’exécutai aussitôt.

-Mouais, dit-il. Pas mal, on peut la tenter.

-Où est l’acteur ? demandai-je naïvement.

-Quel acteur ? Tu crois qu’avec notre budget serré, on a les moyens de faire venir un acteur de Paris pour trois répliques ? Tu vas jouer la scène, mon coco. Ce n’est pas le tout d’écrire des dialogues, il faut les assumer.

-Mais… je ne sais pas jouer la comédie ! m’effarai-je.

-Je ne te demande pas de jouer, mais d’être naturel. En place, on va t’équiper d’un micro.

C’était une scène de marché sur le port, avec une cinquantaine de figurants, de faux étals plus vrais que nature, des vendeuses de poisson, de fruits et légumes, de tongues et de bibelots en coquillage kitchs. Je pris mes marques. Ludovic, l’ingénieur du son, me fit procéder à des tests de voix. Thibault le Guellec, qui interprétait Yannis, me donnait la réplique. Nous étions debout de part et d’autre de son vieux triporteur rouge, qui servait d’étal pour ses fromages de chèvre.

-T’inquiète, me dit-il. En touriste, tu seras parfait.

Le chef opérateur fit installer sa caméra et commença ses étalonnages, promenant au soleil un petit luxmètre et regardant le ciel d’un air pensif.

-Bon, dit Olivier, c’est très simple. Andrew va lâcher le pélican à l’autre bout du quai. Il va s’envoler (pas Andrew, le pélican) et décrire une grande courbe. Quand il entrera dans le champ, je te dirai « pélican » et tu regarderas le ciel. Alors, Thibault se retournera lui aussi tout en parlant et vous continuerez à jouer jusqu’à ce que je dise « albatros ». Tu diras ta dernière réplique sur le pélican au sol et le tour sera joué. C’est simple comme bonjour, enfin « yassas » plutôt !

Je n’avais absolument rien compris. Ma crainte principale était que le pélican prenne la fuite vers la France, lassé des tensions sociales grecques et pressé de retrouver la paisible compagnie de ses congénères à Villars les Dombes. Avant même que j’ai pu me préparer psychologiquement, le premier assistant lança sa litanie rituelle pour établir le silence sur le quai.

-Moteur… Action !

Je me mis à réciter mon texte dans le brouhaha du marché soudain ressuscité. Olivier, qui se tenait hors champ, me cria « pélican ». Levant le nez, j’aperçus effectivement un magnifique oiseau qui décrivait sa courbe. J’attendais que le metteur en scène me crie « albatros » pour enchainer sur la suite, lorsqu’un poids considérable s’abattit sur la remorque du triporteur. Je reçus un coup d’aile dans la figure qui rabattit mon chapeau sur mes yeux. Thibaut recula d’un pas, les yeux écarquillés : Nicostratos venait de se poser entre nous sur le plateau de fromages !

-Merde ! s’écria Olivier. Coupez. Le pélican nous a foiré la scène. On la refait dans la foulée…

Assis sous des tamaris, Emir Kusturica regardait le « combo », un écran vidéo qui permet de visualiser les prises en temps réel. Il fit signe à Olivier d’approcher.

-Cette scène est inattendue, mais très belle, lui dit-il en anglais. Ce que dit le touriste n’a aucun intérêt, mais l’oiseau est magnifique. Tu devrais la garder.

Olivier médita cette suggestion en se grattant la nuque.

-Ok, acquiesça-t-il. Les moments magiques, c’est ce pour quoi on fait des films, au fond. Michel, préparons les contrechamps…

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